L’histoire qu’on se raconte compte
Et s’il suffisait d’une histoire pour transformer radicalement notre modèle économique actuel ?
Au début de l’année 2019, j’ai été profondément marqué par la lecture du livre Ishmaël dans lequel Daniel Quinn met en scène un dialogue philosophique entre un gorille et un homme pour déconstruire les histoires que l’humain se raconte et sur lesquelles notre civilisation est construite. Une question me reste en tête :
Et si nous vivions dans une mythologie ?
Depuis, j’ai l’impression de voir revenir souvent la question des récits et des imaginaires collectifs (ici, ici ou là par exemple) et mon métier m’a donné envie de poursuivre cette réflexion dans l’univers particulier du monde de l’entreprise.
Pour expliquer mon regard, voici quelques mots sur mon parcours. J’ai d’abord travaillé dans la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) en tant que consultant, puis dans une grosse entreprise afin d’accompagner les transformations face aux enjeux de société. Puis pendant deux ans, j’ai réalisé des baromètres sociaux, principalement pour des PME et administrations publiques, afin d’analyser les causes du mal-être au travail. J’ai alors été marqué par l’état psychologique de beaucoup de salariés et j’ai eu envie de changer de posture pour apporter d’autres solutions. Aujourd’hui, j’accompagne des organisations dans la définition de leur raison d’être et de leurs valeurs collectives et j’enseigne en écoles et en universités sur les questions du management, de l’entrepreneuriat et du business éthique.
Au fil de mes expériences, j’ai acquis la conviction que l’entreprise, et de manière plus générale notre rapport au travail, ne satisfont que peu de personnes, ni pour son engagement sociétal, ni pour les conditions de travail qu’elle propose. Quelques statistiques semblent aussi aller dans ce sens — Un tiers des personnes pensent que leur boulot ne sert à rien — 64% des Français estiment que les entreprises ne soutiennent pas suffisamment les efforts des citoyens pour le climat— 1 français sur 5 dénoncent des pressions pour agir contre leur éthique au travail.
Malgré ces chiffres, le système actuel me semble assez peu remis en question et les évolutions que j’observe se font avec une lenteur incompatible avec les enjeux de notre société. En étant quotidiennement à leur contact, je me rends compte que les organisations questionnent rarement la finalité de “l’entreprise” au sens général, avant de travailler sur la leur. De leur coté, les étudiants ont aussi du mal à imaginer une autre finalité pour l’entreprise que de “maximiser le profit”.
À la lueur de mes nouvelles réflexions, je me demande si une des raisons pour lesquelles nous persistons dans ce modèle n’est pas lié aux imaginaires que nous avons collectivement. Concrètement j’ai l’impression qu’il reste aujourd’hui difficile de concevoir et d’imaginer l’entreprise comme une force positive pour transformer la société. Or j’ai l’intuition que se réapproprier l’histoire que l’on se raconte sur ce qu’est une entreprise, pour l’adapter aux enjeux de notre société pourrait avoir une influence considérable sur le monde de demain.
C’est une question que j’ai décidé de creuser et cet article est un premier partage pour vous expliquer comment j’en suis arrivé là et vous inviter à ouvrir cette réflexion de votre côté également . Pour cela, revenons avant tout sur les conséquences des histoires sur notre civilisation.
Les histoires façonnent notre réalité
« Il n’y a rien de fondamentalement mauvais chez les hommes. Donnez-leur à jouer une histoire qui les mette en accord avec le monde, ils vivront en accord avec le monde. Mais donnez-leur une histoire qui les place en opposition avec le monde, ainsi que le fait [cette culture], il vivra en opposition avec le monde. S’il hérite d’une histoire qui lui suggère qu’il est le seigneur du monde, il se comportera comme le seigneur du monde. Et s’il hérite d’une histoire qui lui suggère que le monde est un ennemi à conquérir, il le conquerra et, un jour, inéluctablement, son ennemi s’écroulera dans le sang, à ses pieds, ainsi que le fait le monde en ce moment » Daniel Quinn
Cette citation résume très bien ce qui m’a interpelé dans Ishmael. Au delà de la conviction humaniste à laquelle j’adhère (et que j’ai développée dans l’article : l’éthique est un sport de combat), ce qui me touche ici c’est la prise de conscience du pouvoir qu’ont les récits et les imaginaires collectifs. Cette conviction, Daniel Quinn l’exprime, l’illustre, et la justifie au fil du long cheminement philosophique durant lequel le gorille guide son étudiant humain. A travers l’analyse de l’interprétation communément acceptée de “l’homme maître et possesseur de la nature” de René Descartes ou de l’histoire de Caïn et Abel racontée dans la Bible, il montre les conséquences désastreuses de ces récits et invite à s’en défaire.
L’importance des récits pour façonner notre réalité est aussi un message porté par Cyril Dion (écrivain, militant écologiste et réalisateur). En s’appuyant sur le livre L’espèce fabulatrice de Nancy Huston pour construire son film documentaire Demain, il avait déjà exprimé la volonté de raconter des nouveaux récits pour inspirer la mise en mouvement face à nos enjeux sociétaux. Dans son livre Petit manuel de résistance contemporaine (et dans le bel et long article “Résister, mais comment ?”), Cyril Dion reprend cette idée et l’alimente en s’appuyant sur les travaux et écrits de Georges Marshall (Le syndrome de l’autruche, pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique) et d’Yuval Noah Harari (Sapiens) et en rapportant des études sur l’évolution des perceptions sur un même sujet au travers des années. Par exemple, en 1945, 57% des français répondait que c’était l’URSS qui avait le plus contribué à la défaite de l’Allemagne et 20% les USA, et en 2015 les proportions étaient inversées avec 58% pour les USA et 20% pour l’URSS.
Son propos est de montrer que les fictions sont des éléments constitutifs de la nature humaine et qu’ils ont une influence essentielle sur notre réalité, notre capacité à nous fédérer, à coopérer et à avancer ensemble. “Si nous ne disposions pas d’histoire autour desquelles nous fédérer […] aucune société humaine, dans sa complexité ne pourrait exister ou fonctionner. […] Nous avons besoin de récits qui nous rassemblent, nous permettent de coopérer et donnent du sens à notre vie en commun.” Pour autant il invite à se rappeler que “ces fictions ne sont que des outils, pas des vérités ou des buts en soi” pour ne pas “défendre des concepts qui n’existent que dans notre imagination”. En somme, si nous (civilisation) ne réagissons pas de manière adaptée aux enjeux de notre société c’est notamment à cause du conditionnement induit par le récit dans lequel nous évoluons. Il le compare à des architectures omniprésentes et invisibles, qui influenceraient notre vision du monde et guideraient nos choix. Il souhaite ainsi nous faire prendre conscience des pouvoirs des imaginaires collectifs et nous montrer à quel point ceux-ci peuvent s’avérer destructeur, pour nous inviter à “résister” et élaborer de nouveaux récits.
Depuis peu, je me renseigne aussi sur la pensée systémique. C’est une approche interdisciplinaire qui vise à aborder des problèmes en étudiant le système (une organisation, un secteur d’activité, un écosystème) dans sa globalité et sa complexité en considérant que tous les acteurs et éléments du système sont interdépendants et s’influencent mutuellement. L’objectif est de ne pas réagir aux symptômes, mais d’interroger la source des problèmes. En utilisant la métaphore de l’iceberg, un des modèles populaires explique que les causes les plus profondes (et donc immergées et invisibles) sont les modèles mentaux, c’est à dire la morale, les valeurs, les pensées, les hypothèses, ou la culture. En d’autres termes ce sont l’ensemble des croyances qui nous viennent (souvent inconsciemment) de notre société et/ou de notre entourage, suffisamment ancrées en nous pour guider nos choix et comportements et qui permettent à un système de tenir.
Sans avoir construit un raisonnement pleinement abouti, je perçois un lien très fort ici entre les modèles mentaux du modèle de l’iceberg et les mythes, imaginaires et récits dont nous parlent Daniel Quinn, Nancy Huston, Yuval Harari et les autres et qui fonde la thèse de Cyril Dion. Pour ma part, cela confirme mon intuition sur l’importance de peupler nos imaginaires de nouveaux narratifs à propos de l’entreprise. J’ai une forme de colère face à la réalité actuelle de l’entreprise et je ne peux me résigner à croire que ce modèle est une fatalité.
Notre modèle économique et le monde de l’entreprise me frustrent
Je ne suis pas économiste, je comprends assez peu le monde de la finance et j’observe la politique d’assez loin. Autant dire que j’ai du mal à appréhender pleinement notre système économique et les enjeux géopolitiques de notre monde. Pour autant, sans en comprendre tous les tenants et aboutissants, je suis en colère (ou au moins frustré) de ce que j’observe dans les entreprises, le monde économique de manière générale et surtout des conséquences que je perçois sur notre société.
En complète subjectivité, je suis écoeuré de constater que nous avons inventé l’obsolescence programmée pour garantir un marché et la rentabilité à des entreprises. Je suis dégouté qu’on accepte de supprimer des postes pour délocaliser dans des pays ou les conditions de travail sont déplorables uniquement pour garantir plus de bénéfices. Je supporte ensuite encore moins la mauvaise foi des entreprises qui nient leur responsabilité lorsqu’un scandale arrive chez un fournisseur. Je suis blasé lorsque je constate qu’on utilise l’intelligence humaine et des ressources monétaires à penser des choses aussi inutiles qu’envoyer des satellites dans l’espace pour afficher des pubs dans le ciel. Je me sens assez impuissant lorsque je découvre le montant dépensé par certaines organisations en lobbying pour influencer les lois et défendre leurs intérêts au détriment de ceux des citoyens. Je suis en colère quand j’observe un manque d’humanité dans le management et la gestion des ressources humaines. Je suis dépité face à la gestion court-termiste des organisations et l’absence de prise en compte réelle des enjeux climatiques de notre époque. Je suis énervé de la déconnexion que je sens grandir entre une partie de l’actionnariat et la réalité de l’entreprise, la valeur réelle qu’elle génère et les intérêts des autres parties prenantes. En particulier, je ne comprends pas comment on a pu accepter de mettre en place un trading à haute fréquence complètement déshumanisé dont le seul but semble être d’optimiser les bénéfices de quelque-uns sans prendre en compte l’impact que cela peut avoir par ailleurs.
Bref, pour ne parler que des conséquences, je suis en colère face aux inégalités, à la détresse de certains par manque de travail et le mal-être et le désengagement de beaucoup d’autres dans leur entreprise ou encore face au manque de réaction adéquate par rapport à l’état de notre planète.
Cependant c’est parce que je ne peux me résoudre à croire que ce soit une fatalité que mon émotion face à ces observations est de la colère et non de la tristesse.
Je ne crois pas que ce soit une fatalité !
La liberté est aujourd’hui la valeur ultime utilisée pour expliquer et justifier notre modèle. C’est une valeur très importante pour moi aussi. Elle se cache notamment derrière la fluidité et l’authenticité que nous avons érigées en valeurs du collectif Instinkto. Par contre, j’envisage difficilement cette liberté sans une forme de responsabilité individuelle. Chez moi, cela se traduit par le fait que je vérifie autant que possible si je me sens vraiment aligné avec mes choix. En d’autres termes je me demande si je pourrais assumer mes choix et mes comportement de manière honnête et transparente ensuite. J’aime beaucoup l’idée de Thomas Huriez, fondateur de 1083 qui dit : “une complète transparence nous oblige à ne faire que des choses que l’on peut assumer ensuite”. Pour aller dans son sens, je crois que l’opacité, notamment du monde de l’entreprise, permet aujourd’hui beaucoup de comportements dont personne n’est véritablement fier. Sans revenir en détail sur le propos de mon article “l’éthique est un sport de combat”, j’y exprime que je juge notre société profondément injuste, individualiste et nuisible et que je pense que cette même société nous fait adopter collectivement des comportements que nous jugeons pourtant individuellement négatifs. Par exemple, qui n’a jamais entendu en entreprise une phrase du genre “c’est comme ça, c’est le monde du business”, ou encore “je le fais car tout le monde le fait” ? Après avoir repris les notions d’éthique et de morale, j’explique ma conviction selon laquelle si nous nous accordions tous pour écouter nos valeurs, alors nous adopterions des comportements résolument plus positifs; et si la société nous encourageait à cela, alors notre instinct et nos intuitions pourraient nous guider vers un monde plus juste, plus inclusif et plus durable.
Je ne crois donc pas que l’on puisse expliquer cela par la nature de l’homme et je suis aussi convaincu que l’entreprise peut être une force de transformation positive de la société car j’ai beaucoup d’exemples qui me le prouvent.
De nombreux récits d’entreprises différentes peuplent mon imaginaire
Juin 2009, je suis au Mali pour un projet d’un mois et j’apprends que je n’ai pas le droit de redoubler ma deuxième année de prépa intégrée d’école d’ingénieur, car suite à mon engagement associatif (étudiant et solidaire), mes résultats scolaires avaient été en forte baisse. Jusque là, j’avais filé tout droit car j’avais la chance d’avoir des facilités en sciences et tout le monde me disait que c’était la voie royale. Ce coup d’arrêt fait que pour la première fois, je me demande cet été là si ce choix de formation me correspondait vraiment.
Un ami me prête alors le livre “80 hommes pour changer le monde” de Sylvain Darnil et Mathieu le Roux qui présente de nombreux femmes et hommes qui ont entrepris ou gèrent leur entreprise d’une manière soucieuse des enjeux sociaux et/ou environnementaux. Chacun des 80 portraits se base sur une conception communément admise de ce qu’est l’entreprise et la déconstruit par l’exemple. Inspiré par la multiplicité des métiers présentés (d’éleveur de canards à médecin) j’ai décidé de poursuivre la formation d’ingénieur avec la conviction que, peu importe ma formation, je pourrais aligner mon travail avec mes convictions et aspirations.
Aujourd’hui, je me rends compte que ce livre a aussi commencé à peupler mon imaginaire de récits d’entreprises différentes et inspirantes. C’était il y a 10 ans et depuis je n’ai cessé de l’enrichir.
Des entreprises s’engagent pour promouvoir un monde plus équitable, inclusif et durable
Il y a quelques années j’ai découvert Muhammad Yunus, ancien professeur d’économie qui, par manque de sens, a décidé de s’intéresser aux villages les plus pauvres du Bangladesh. Il s’est mis à prêter des petites sommes d’argent à ceux qui en avait besoin pour initier des projets. Comme le taux de remboursement était supérieur à ceux des clients de banques traditionnelles, il a invité ces dernières à faire la même chose. Devant leur refus il a décidé de créer la première banque de microcrédit Grameen Bank devenant par la même occasion une figure phare du Social Business récompensée en 2006 par un prix Nobel de la Paix. Tout comme Tony Meloto aux Philippines qui rêve d’un jour ou il existera des musées de la pauvreté pour expliquer ce que c’était, la vision de l’entreprise de Muhammad Yunus m’a fortement inspiré: “Entreprendre, ce n’est somme toute rien d’autre qu’utiliser son courage et son désespoir pour faire bouger les choses.“
En France, j’ai aussi passé beaucoup de temps dans les écosystèmes de MakeSense et Ticket for Change, deux organisations qui visent notamment à promouvoir l’entrepreneuriat social. Ainsi, j’ai côtoyé presque au quotidien des équipes qui me montraient qu’il était possible de s’engager pour défendre des causes, résoudre des problèmes sociétaux et promouvoir une société plus inclusive et durable et j’ai vu à quel point cela pouvait être joyeux et énergisant. Pour découvrir des centaines d’autres initiatives, j’ai lu des magazines comme Socialter, Kaizen et WeDemain et j’ai écouté de nombreux podcasts. Par exemple j’ai un souvenir marquant d’un épisode de Vécus avec Thomas Huriez, dans lequel il dit “Arrêtons d’essayer de convaincre et faisons des choses convaincantes”. Il incarne cette idée avec beaucoup de cohérence dans son entreprise 1083, marque de jeans et vêtements Made in France dont les résultats m’impressionnent (récent rachat d’une usine et entrée au capital d’un de leurs fournisseurs pour éviter le dépôt de bilan et préserver les emplois). J’admire aussi le courage de Fairphone qui a réussi à créer un contre-exemple en mettant leur téléphone sur le marché, alors que l’industrie disait que le marché des minerais était trop opaque pour vraiment garantir leur provenance et que les conditions de travail chez les fournisseurs n’étaient pas vraiment de leur responsabilité. Voici donc quelques exemples d’entreprises dont l’engagement pour la société me touche.
D’autres montrent l’exemple qu’un management plus humain est possible
Dans un autre univers, j’ai aussi découvert les organisations opales par le livre Reinventing Organisation de Frédéric Laloux. Pas toujours engagés pour des causes, ces exemples m’inspirent pour leur capacité à être performants en proposant un management bien plus humain qui promeut l’auto gouvernance en libérant la prise de décision et d’initiative, mais aussi la plénitude et l’intégrité des individus pour faire de l’entreprise un lieu de déploiement individuel et collectif.
Par exemple, aux Pays-Bas, le système de soin à domicile était de plus en plus détesté par les patients et les infirmières à cause des évolutions et optimisations financières qui réduisaient l’autonomie des infirmières et leur possibilité de passer du temps avec les patients. En 2006 Jos de Block, alors infirmier, décide de créer Buurtzorg pour changer cela. Son entreprise emploie aujourd’hui plus de 9000 soignants, sans chef, supérieur ni chronomètre pour gérer leurs interventions (seulement 28 personnes sont en support au siège). La première chose que font même les infirmières dès qu’elles arrivent chez un nouveau patient est de prendre le temps d’un café pour nouer la relation. Le cabinet Ernst & Young a réalisé une étude qui montre que Buurtzorg fait économiser des centaines de millions d’euros par an à la Sécurité Sociale. En France, l’équipementier automobile FAVI est un autre exemple qui pratique l’auto gouvernance avec succès et qui réussi à conserver 50% de son marché, alors que ses concurrents ont tous délocalisé en Asie pour réduire les coûts. Cette dynamique a inspiré de nombreux acteurs et le Mouvements des entrepreneurs sociaux (Mouves), vient de sortir un guide sur le sujet présentant des pratiques et témoignages inspirants d’acteurs de l’économie sociale et solidaire :
Tous ces exemples ont fini par me convaincre qu’il était possible d’aligner une activité économique rentable et lucrative avec des valeurs et un engagement fort. Ils ont ainsi ancrés la conviction forte que le modèle actuel de l’entreprise n’était pas une finalité et pouvait être transformé. Ains, alors que je continue de constater les enjeux de notre société et la réalité de beaucoup d’organisations, l’idée que l’entreprise peut être une force de transformation positive de la société me donne beaucoup d’énergie pour la promouvoir et tenter de la généraliser.
Le contexte actuel est propice grâce à l’évolution du droit
La récente loi Pacte a modifié la représentation faite par le droit de ce qu’est une entreprise pour qu’elle ne se résume pas à un agent économique qui doit maximiser son profit. Cette avancée, encore symbolique et dont la portée réelle est encore difficile à percevoir, est d’ores et déjà intéressante car elle a créé une actualité riche favorisant les discussions et interactions et ouvrant de nombreuses réflexions. Sans entrer trop dans le détail, voici quelques éléments pour expliquer l’importance de cette évolution.
Quand le droit valorise la quête de profit sans questionner la finalité de l’activité
En 2000, la cour suprême des États-Unis oblige les fondateur de Ben & Jerry’s à vendre leur entreprise à Unilever. En effet, la loi établit que le rôle premier d’une entreprise est de maximiser ses profits pour les actionnaires et les fondateurs étaient en incapacité de prouver que le modèle actuel pourrait générer autant que les 326 millions de dollars de l’offre d’Unilever. La refuser était donc hors la loi (voir cet article).
Quelques années après, il arrive la même chose à Bart Houlahan et Jay Coen Gilbert pour leurs magasins AND 1 et les deux hommes se mettent à la recherche d’un nouveau modèle d’entreprise qui ne chercherait pas à “être les meilleures entreprises DU monde mais les meilleures entreprises POUR le monde”. En 2007 ils créent le B-Lab, organisme à but non-lucratif ayant milité pour la création du statut juridique Benefit Corporation aux USA et qui gère aujourd’hui le label B-Corp. Une benefit corporation est une entité à but lucratif qui veulent tenir compte de la société et de l’environnement, en plus du profit, dans leur structure de gouvernance et de gestion. C’est un statut reconnus dans 35 états des USA et en Italie. Le label B-Corp est une certification indépendante de ce statut. Il est moins exigeant, mais à l’avantage de se répandre très rapidement un peu partout dans le monde et de permettre la création de communauté d’organisations dans la même démarche.
En France, la loi n’aurait pas forcément permis une histoire comme celle de Ben & Jerry’s, mais la philosophie du Code Civil portait un message très similaire. Ce texte rédigé en 1804, stipulait qu’une société (le terme entreprise n’existe pas dans le droit) devait — selon l’article 1833 — être « gérée dans l’intérêt commun des associés ». Cette conception de la société datait d’un code que l’on doit à Napoléon, à une époque où le monde et le système économique étaient radicalement différent. Alors qu’à cette époque, une société cherchait à organiser une action collective en regroupant les ressources et minimisant les risques individuels, de nos jours l’intérêt commun des associés peut rapidement se traduire par “maximiser le profit pour les actionnaires”.
La gestion court-termiste des entreprises a incité le questionnement de la conception de l’entreprise dans le droit
En mars 2019, Nicole Notat (ancienne secrétaire générale de la CFDT et présidente de Vigeo-Eiris) et Jean-Dominique Senard (président du groupe Renault et ex président du groupe Michelin) ont remis un rapport intitulé “Entreprises: objet d’intérêt collectif”. Il avait été commandé en prévision de la loi Pacte pour réfléchir à comment donner les moyens de penser un objet social élargi de l’entreprise et donner un sens qui ne soit pas uniquement guidé par des critères de court terme (en particulier financier).
Ils se sont notamment appuyés sur des recherches initiées depuis 2009 par le collège des Bernardins et Mines ParisTech à propos d’une refondation théorique de l’entreprise. Le constat initial des chercheurs était que le droit des sociétés disait comment elles devaient être gouvernées sans rien dire sur la finalité et mise en oeuvre de leur activité, les initiatives avec des objectifs sociaux et environnementaux d’intérêt collectif se retrouvant ainsi fragilisées.
“Qualifier l’objet social, c’est amener les entreprises à préciser la finalité de leur action c’est à dire quel est le mobile de l’action collective qu’elle cherche à organiser et quels sont les futurs souhaitables qu’elle cherche à faire advenir et pour lesquelles elle peut s’engager” Blanche Segrestin
C’est à dire que les actionnaires rarement intéressé par le long terme (en tout cas certains d’entres eux) peuvent avoir d’autres demandes pour favoriser une forte rentabilité à court termes. En particulier (ce qui explique que ce sont des ingénieurs qui se sont saisis de ces sujets) les investissements permettant le développement de recherches dédiées à la résolution des enjeux de notre époque sont rarement priorisés, au profit des bénéfices rapides (et donc des dividendes). Comble du langage français, on parle d’un actionnaire activiste celui qui utilise la part du capital qu’il détient dans une société pour influer sur le management de l’entreprise.
La réforme actée par la loi Pacte en mai 2019 se passe finalement à trois niveaux : le premier (et seul obligatoire) est la modification de l’article 1833 qui devient “la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité”. L’article étant obligatoire pour établir le contrat de toute société (quelque soit son statut), il s’applique immédiatement à toutes les entreprises existantes. Le deuxième niveau, facultatif, permet l’insertion d’une raison d’être dans les statuts de la société la rendant ainsi théoriquement opposable (notamment contre les fameux actionnaires activistes). Enfin, le dernier niveau est la possibilité pour les sociétés d’obtenir la qualité de “société à mission” si en plus de sa raison d’être, elle prend des engagements et se dote d’un organe (avec au moins un salarié) qui se chargera de surveiller la mise en application de cette mission. Prophil, un cabinet de conseil en stratégie dédié à la convergence des modèles philanthropiques et économiques qui fait un travail particulièrement intéressant sur le sujet, définit l’entreprise à mission comme une “entreprise lucrative (de toutes formes juridiques possibles), qui se perçoit comme une force de transformation de la société et qui a défini dans ses statuts un objet social élargi à des sujets sociétaux, rendant ainsi sa « mission » opposable à l’égard de ses parties prenantes.”
Au niveau du droit, l’évolution de la définition de ce qu’est l’entreprise porte ainsi une symbolique déjà très importante. Pour ma part, je trouve que cette actualité est aussi particulièrement intéressante pour (re)questionner ce qu’est une “entreprise” et sa finalité bien au delà du droit. Quel que soit l’usage futur de cet outil juridique, nous pouvons saisir ce moment pour questionner et se réapproprier la perception et le narratif de ce qu’est une “entreprise” et de sa “finalité” dans l’imaginaire collectif.
Quelques narratifs commencent à être proposés
Emmanuel Faber, CEO de Danone, l’entreprise la plus importante labellisée B-Corp (pour sa branche US et bientôt pour l’ensemble de son activité) et Pascal Demurger, CEO de la MAIF, entreprise ayant beaucoup milité pour rendre la loi Pacte la plus ambitieuse possible, prennent tous les deux régulièrement position pour défendre une nouvelle vision de l’entreprise. Il y en a d’autres, mais leur poste à l’avantage de leur offrir une belle audience.
Pour Emmanuel Faber, le monde ne changera que si les entreprises participent et deviennent “activistes”. C’est à dire qu’elles doivent réveiller “cette source d’indignation” pour s’engager tout en comprenant que “la fécondité et la puissance de démarches engagées ne se mesurent pas forcément dans les chiffres”. Il insiste notamment sur le rôle des patrons dont la volonté de changer les choses est essentielle pour permettre à leur entreprise de devenir véritablement activistes. Il utilise aussi le vocabulaire de l’utopie en disant que cela devient un devoir pour un CEO de se projeter dans un monde souhaitable et de croire qu’il est possible de faire avancer son organisation en ce sens malgré ses contraintes. (voir cet article)
“Je considère qu’en tant que CEO, j’ai un devoir d’utopie et un droit au pragmatisme. On ne changera pas le monde si les dirigeants d’aujourd’hui ne remplissent pas ce devoir d’utopie.” Emmanuel Faber
De son coté Pascal Demurger affirme que “l’entreprise du XXIè siècle sera politique ou ne sera plus” et vient de publier un livre dont cette conviction est le titre. Il s’appuie notamment sur l’idée selon laquelle les enjeux de la société d’hier était des famines et des guerres issus principalement de la nature et des gouvernants, alors qu’aujourd’hui la crise écologique et sociale est largement engendrée par notre économie. Face à ce constat de la responsabilité des entreprises, augmenté par celui de la puissance de certaines, il affirme qu’une prise de conscience doit se faire pour mettre les moyens des entreprises au service du monde et de la résolution des problèmes de notre société. Il utilise le vocabulaire de la politique pour encourager les entreprises à devenir des acteurs citoyens qui feraient “de la contribution et de l’engagement des sources de performance”, mais aussi pour appuyer la nécessité de réponses collectives qui dépassent les engagements individuels.
De son côté, Frédéric Laloux explique que les entreprises qu’il a étudiées utilisent souvent la métaphore de l’organisme vivant qui irait sans cesse vers “davantage d’intégration de complexité et de conscience”. Il dit que “les entreprises opales se voient reconnaître une vie propre et la conscience de leur but. Au lieu d’essayer de prévoir et de maîtriser l’avenir, leur personnel est invité à écouter et à comprendre ce qu’elles sont appelées à devenir et la direction qu’elles empruntent naturellement”.
Les nombreux exemples d’entreprises qui m’inspirent ont ancré en moi mes idéaux et me permettent de croire profondément en la capacité de l’entreprise d’être au service du bien commun. En ce sens, les narratifs d’entreprises politiques, de marques activistes ou d’écosystèmes vivants, me semblent beaucoup plus inspirants et vertueux que la vision très réductrice d’un simple agent économique maximisant son profit. La tâche d’influencer l’imaginaire collectif autour de la notion d’entreprise me semble gigantesque, mais particulièrement importante et motivante !
(Ré)imaginons l’entreprise et sa finalité comme si tout était possible
Particulièrement inspiré par les travaux de Joanna Macy (autrice, spécialiste de l’écologie profonde et créatrice du Travail qui relie), j’aime notamment son analyse de la notion d’espérance dont elle présente les deux significations : l’espoir “quand il semble tout à fait possible que le résultat escompté se réalise” et le désir “ce que nous aimerions tant qu’il arrive”. Elle explique que l’espoir peut nous mettre dans une posture passive alors que le désir nous met en mouvement. Elle montre ainsi que l’espérance ne nécessite pas l’optimisme : “nous pouvons même l’appliquer dans des domaines que nous considérons sans espoir […]. Plutôt que de mesurer nos chances de réussite et d’agir seulement lorsque nous avons de l’espoir, nous nous concentrons sur notre intention et nous la prenons comme guide”
Je rapproche aussi cela de la vision de Donella Meadows (écologiste pionnière et co-autrice du livre “les limites de la croissance”) qui écrit sur la pensée systémique dans son article “Danser avec les systèmes” : “L’avenir ne peut être prédit, mais on peut l’envisager et le réaliser avec amour. Les systèmes ne peuvent pas être contrôlés, mais ils peuvent être conçus et redessinés […]. Nous ne pouvons pas imposer notre volonté à un système. Nous pouvons écouter ce que le système nous dit et découvrir comment ses propriétés et nos valeurs peuvent fonctionner ensemble pour produire quelque chose de bien supérieur à ce que notre seule volonté pourrait produire.”
Pour reprendre ce vocabulaire, j’observe que l’imaginaire collectif conçoit difficilement l’entreprise comme une force de transformation de la société, alors j’ai très envie d’écouter le système en place pour le comprendre et voir comment ses propriétés et mes valeurs peuvent fonctionner ensemble. Je ne sais pas encore trop ou cela me mènera, mais j’aime l’idée de m’engager dans cette réflexion guidé par l’espérance de Joanna Macy !
En jouant sur les mots et sonorités, je pense que compte tenu des enjeux de notre société il va falloir que les entreprises rendent des comptes mais je constate qu’aujourd’hui elles continuent à ne pas prendre en compte leurs responsabilités. C’est pour cela qu’il faut que l’on se rende compte que l’histoire que l’on se raconte compte et que nos imaginaires sont plein de contes à rendre pour se laisser inspirer par de nouveaux contes qui raconteront des nouvelles entreprises militantes, politiques, opales ou vivantes. J’aimerais ensuite qu’on les conte, raconte et re-conte dans nos écoles, nos magazines, nos livres et nos films pour leur donner réalité !
J’en suis là dans ma réflexion aujourd’hui, et pour la suite il me reste de multiples questions :
Comment se crée un imaginaire collectif ? Comment est-ce qu’on peut le faire évoluer ? Comment lui donner corps ensuite ? Est-ce que l’entreprise est le bon système à étudier ? Est-ce qu’on peut changer les entreprises en changeant les imaginaires ; ou est-ce que les entreprises doivent changer pour que les imaginaires suivent ensuite ? Comment ne pas tomber dans l’écueil d’un nouveau narratif unique qui aurait probablement de nouvelles limites très rapidement ? Est-ce qu’il existe vraiment un imaginaire collectif sur ce qu’est une entreprise (au moins au niveau national) ? Quel est le rôle de ce narratif dans le fait que les individus font dans leur travail des choses contraires à leur éthique individuelle ?
Des idées ?
Pour clôturer je souhaitais citer Satish Kumar (auteur, activiste écologiste, militant pacifiste, ancien moine jaïn ) :
« Mon avis ne fait manifestement pas l’unanimité, puisque je suis taxé de naïf et d’irréaliste chaque fois que je tente de l’énoncer. Irréaliste, moi ? Qu’ont donc accompli les « réalistes » de si fabuleux pour que je doive me plier à leur vision du monde ? Rien, sinon des catastrophes. C’est au nom du « réalisme » que des millions de personnes meurent au combat, que des millions d’autres meurent de faim, perdent leur travail et se retrouvent sans toit, alors que la terre nous offre d’abondantes ressources naturelles, que nous bénéficions de technologies avancées et que des milliards de dollars s’échangent à chaque instant sur les places financières mondiales. Dans ces conditions, pourquoi faudrait-il absolument se convertir au réalisme ? N’assiste-t-on pas, sous le regard des Prétendus « réalistes », au pillage et à la pollution des océans, à l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et l’explosion de la population mondiale au-delà des limites supportables par notre planète ? Si telles sont les victoires des réalistes, il est grand temps de leur dire adieu et de donner une chance aux irréalistes et idéalistes de tous bords. » — Pour une écologie spirituelle — Satish Kumar.
Suite à l’article : Contes à Rendre
Cet article est un peu particulier car je l’ai écrit autant pour le partager que pour moi-même. J’avais le désir que la question de l’imaginaire autour de l’entreprise soit un élément important de mon année 2020 et je voulais faire le point sur ma réflexion avant de construire la suite. La première forme que cela a pris a été une semaine de réflexion et d’inspiration pour interroger le rôle des imaginaires collectifs dans notre difficulté à transformer les entreprises : Contes à Rendre. Nous avons fait se rencontrer de multiples points de vues (historien, prospectiviste, écrivain, conteuse, enterpreneur.es, sociologue, etc.) et l’ensemble du contenu est disponible en ligne sur le site : http://contesarendre.fr/. Le prochain “chapitre” comment à s’imaginer et pourrait prendre la forme d’une exposition en 2021.
Si vous souhaitez échanger sur ce sujet ou un autre, ce sera avec plaisir en me retrouvant ici www.instinkto.fr et si vous voulez poursuivre avec d’autres lectures voici une sélection d’autres articles liés à ce sujet :
À propos de moi
Je suis facilitateur et professeur en écoles et universités. Mes sujets de prédilections sont la raison d’être des organisations et les valeurs de l’équipe. J’aime creuser et réfléchir ses sujets avec l’intention de participer au mieux à l’évolution des organisations pour répondre à l’urgence des enjeux de notre société. J’ai co-fondé le collectif Instinkto pour porter plus haut cette raison d’être et dernièrement j’ai initié la semaine Contes à Rendre pour interroger l’influence de nos imaginaires collectifs sur l’entreprise et notre capacité à la faire évoluer.